Chapitre VIII
C’était comme si l’humanité avait fui dans le temps et dans deux directions opposées depuis les catastrophes qui avaient accompagné la venue des extra-terrestres. Du moins, c’est ce qu’Orlando Potter croyait.
Une petite partie avait fui dans le futur, par exemple, la plupart des limites nationales s’étaient effondrées; à l’instant même, n’était-il pas dans le Victoria, à l’extrémité sud de l’île de Vancouver, et personne n’élevait d’objections parce qu’un officiel américain réquisitionnait du matériel canadien ou parce que son bureau provisoire était relié par télex et par téléphone au noyau survivant du gouvernement des Etats-Unis. Bien sûr, les lois, les règlements et les traditions en avaient déjà pris un bon coup avec le transfert du Parlement canadien dans la période qui suivit immédiatement le désastre.
Curieux, cette préférence pour une île. Une survivance d’un mode de pensée influencé par les Britanniques, peut-être. Ou peut-être était-ce moins subtil. Ils avaient peut-être imaginé que le chaos qui régnait en ce moment sur le Territoire de Grady allait se répandre, comme un incendie de forêt, et que l’île de Vancouver serait plus facile à tenir en cas d’invasion barbare qu’un site à l’intérieur des terres.
Parce que la majorité de l'humanité, et de loin, avait fui dans le passé, pas dans le futur. Le souvenir des mini-guerres civiles si sanglantes qui avaient ravagé le sud du pays, spécialement en Californie lorsque des citadins affolés s’étaient heurtés aux milices des petites villes bien déterminées à conserver ce qu’elles possédaient, ce souvenir tordait la bouche de Potter comme s’il avait mordu dans un fruit amer et gâté.
C’était sûrement un bon exemple de déroute dans le passé, de régression aux temps des communautés paysannes closes qui se méfiaient de tout étranger; pire, c’était un retour à la féodalité — car, après tout, qu'était Grady sinon un seigneur féodal dans son manoir, gouvernant ceux qui le suivaient aussi absolument qu'un baron, ses serfs ?
Ainsi, comme des rats, les hommes grouillaient et se querellaient dans les ruines de leur civilisation dont ils avaient été si fiers, et, çà et là, quelques-uns peinaient pour donner aux morceaux cassés une nouvelle forme.
Pouvons-nous coexister avec les extra-terrestres ? L'éternelle question. Pouvons-nous simplement nous retirer des endroits où ils ont établi leurs villes, et être nos propres maîtres partout ailleurs ? Après tout, autrefois, les forces naturelles nous avaient bien interdit l’accès de certaines régions : glaciers, déserts, forêts impénétrables...
Probablement pas. Potter souhaitait ardemment que la solution soit aussi simple, mais il savait que ce ne serait jamais le cas. Il y avait deux obstacles insurmontables : premièrement, il était impossible de savoir si les extra-terrestres allaient ou non se répandre sur le reste de la surface du globe; deuxièmement, ce n'était pas dans la nature de l'homme, ce singe curieux, d'ignorer un mystère de cet ordre.
Il regarda par la fenêtre de son bureau provisoire, dans les derniers étages d'une tour récemment construite. De sa fenêtre, il voyait la mer. L'eau était calme et le ciel d'été clair et bleu. Il l'aurait préféré sombre et tempétueux, en harmonie avec son humeur.
Il était bloqué ici à cause de Pitirim. A l’origine, ils avaient prévu de l’emmener en avion après avoir abordé à Victoria, le plus proche port encore en état; l’ensemble de l'extrême nord-ouest des U.S.A. était radioactif à la suite des immenses explosions des silos nucléaires, et les missiles antimissiles avaient créé le même désastre autour de toutes les grandes agglomérations du Sud.
Mais Zworykin leur avait interdit de transporter le malade pour l'instant. Les psychologues et les médecins américains et canadiens qui avaient couru le rejoindre, sous la direction du fameux Louis Propentine, étaient d’accord avec lui. Son faible corps était maintenu en vie, une vie précaire. Son esprit également faible avait subi traumatisme sur traumatisme : il avait été kidnappé dans la base de Buishenko, on lui avait tiré dessus en avion, et enfin on l’avait jeté sans cérémonie dans les eaux du Pacifique. Il avait maintenant peur de son ombre — au sens littéral — et il faudrait bien du temps avant qu'il puisse supporter quoi que ce soit — et encore plus longtemps avant qu'on puisse le persuader de coopérer avec des étrangers de la même façon qu'il avait obéi à Buishenko.
Donc, un quartier général temporaire pour l'opération « Pantomime », ainsi désignée en code par un idiot quelconque — d'où l'usage de termes comme Colombine et Arlequin pendant le rendez-vous marin. C'était lui le responsable. Il avait insisté pour être choisi par le Comité d'urgence, et revenir sans avoir la preuve tangible du succès ou de l’échec inévitable, c’était une perspective qu’il n’osait envisager. Sa confiance en lui était déjà suffisamment minée, comme celle que le reste du Comité lui avait accordée.
Il y avait peu de ressources en surplus depuis l’émigration du Parlement canadien, mais les conditions matérielles restaient tolérables. Les services hospitaliers étaient aussi bons que sur le continent, et c'était le principal. Les quatre derniers étages de ce bâtiment étaient presque neufs; qui plus est, le dernier occupant était une compagnie d'assurances — les assurances n'avaient pas trop bien marché pendant la période qui suivit le désastre —, elle avait laissé derrière elle un ordinateur d'une capacité très respectable. Le gouvernement canadien l'avait automatiquement réquisitionné, mais ne l'avait pas encore remis en service et ils n'étaient que modérément désireux de le voir fonctionner à nouveau. Il y avait des téléphones et des télex en assez grand nombre, Potter aurait donc dû avoir l'impression d’être veinard.
Et en fait...
A force de fixer le ciel lumineux, il commençait à avoir mal à la tête. Il fit un effort pour revenir à la tâche immédiate et prit la première des feuilles de papier qui encombraient le plateau sur sa gauche. Pendant un long moment, il ne put y comprendre un mot, et crut que c’était parce qu’il était incapable de fixer sa vision après la contemplation du ciel ensoleillé. Puis les mots pénétrèrent — quelque chose à propos d’une police d’assurance sur la vie pour un capitaine de navire — et il se rendit compte qu’il regardait du mauvais côté. Même dans ce pays, qui avait été un des plus grands producteurs mondiaux de papier, il était devenu nécessaire d’utiliser les deux côtés des feuilles. Certaines forêts avaient brûlé pendant six semaines.
En retournant le document, il vit que c’était l’habituel bulletin quotidien des médecins qui veillaient Pitirim. On aurait pu le résumer en trois mots : « Pratiquement aucun progrès. »
Bon Dieu, combien de temps cela va-t-il durer ? Il jeta sans le regarder le papier dans la corbeille et prit le rapport suivant.
Il n’était qu’à la moitié du premier de ses dix paragraphes lorsqu'il se raidit et se mit à lire avec une concentration absolue — si totale qu'il sursauta en découvrant Gréta en face de lui, lorsqu'il releva les yeux, une fois sa lecture terminée. Elle semblait être de mauvaise humeur.
« Oui ? dit-il, plus brutalement qu'il n'en avait eu l'intention, encore préoccupé par les implications de ce qu'il venait de lire.
— Je crois qu'on se fout de nous, dit Gréta. Tu as une cigarette ?
— Heu... Oui. » Potter fit glisser sur le bureau un paquet presque vide et une boîte d'allumettes. La laissant se servir, il lui demanda : « Que veut dire cette réflexion ?
— Qu'on nous mène en bateau, dit-elle en se laissant tomber dans une chaise. Je ne crois pas une seconde que ce gosse idiot autour duquel ils font tout ce battage soit autre chose qu'un idiot. Je reconnais que Buishenko a dû trouver un moyen d'entrer dans les cités extra-terrestres, mais dans le désordre actuel, n'importe quel bobard...
— Écoute, je sais que tu n’es pas n'importe qui. Tes diplômes, ta carrière — si jeune — remarquable ! Sur le bateau, cette nuit-là, je t'enviais comme un fou, comme tous les autres, parce que tu étais capable d'aligner deux mots de russe alors que c'est tout juste si je suis capable de commander un repas en espagnol. Mais à la seconde où Natacha est montée à bord, tu as montré un autre aspect de ton caractère. »
Elle se transforma en un bloc de glace. Il se moqua de la façade glacée.
« Tout ce que tu peux faire... N'est-ce pas à peu prés cela ? C'est un pilote de l'espace; un ingénieur de premier ordre; elle parle merveilleusement bien anglais bien qu'elle ne soit jamais allée dans un pays de langue anglaise. Elle te dépasse et tu l'as instantanément détestée. Depuis ce moment-là, tu essayes de le faire retomber sur moi, ou sur Abramovitch, sur tous ceux que tu trouves sous ta main, et maintenant, tu as décidé de t'en prendre aussi à Pitirim.
— Donne-moi l'ombre d’une preuve, dit-elle entre ses dents, et j’écrirai ce que j’ai dit et je mangerai le papier. Jusqu’à ce que tu y arrives, je continuerai à dire qu’on se Tout de nous et que tu es le plus stupide d’entre nous.
— Tu as déjà vu des dingos ? »
La question, et c’est ce qu’il avait voulu, la surprit. Une réponse se disputa sur le bout de sa langue avec la continuation de sa tirade, mais c’est la réponse qui gagna.
« Bien sûr que oui ! Et alors ?
— Définis le terme, tel que tu le comprends.
— Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ? On ne peut pas les comprendre. On suppose que ce sont des gens qui ont essayé de pénétrer dans une ville extra-terrestre, ou qui ont trop longtemps réfléchi sur un objet manufacturé extra-terrestre et... Eh bien, il leur arrive quelque chose et ils se retrouvent sales, hostiles envers les gens ordinaires et généralement schizoïdes.
— Pitirim ? »
Potter laissa échapper le nom comme une bouffée de fumée. Gréta ne broncha pas pour ne pas le déranger pendant de longues secondes.
Elle finit par secouer sa cigarette sur un des cendriers du bureau. Avec une infinie lassitude, elle dit : « O.K., tu gagnes. Tu sais ce que j’allais dire ? »
Il secoua la tête.
« J’allais en dire plus sur ta psychologie de salon. La façon dont tu manipules les gens pour tes propres fins. Mais... oh ! Bon Dieu, tu es bon pour ça. Je n’aurais jamais pensé que tu t’en servirais pour moi, mais tu viens de le faire, et ça a marché. Oui, oui, on peut dire que Pitirim n’a pas assez de tête pour pouvoir la perdre... Oh, tu es vraiment un salaud et un petit malin, n’est-ce pas ? Tu veux le pouvoir.
— Pas plus que la plupart des gens, aboya Potter. Si les extra-terrestres n'étaient pas venus, tu penses que je serais devenu le suppléant d'un député d'un comité du Congrès ? Au diable, oui. Je n'ai jamais voulu être un grand personnage. J'aurais dû payer un prix trop élevé.
— Le talent t'est peut-être venu naturellement, mais tu l'as. Tu es capable de faire ressentir aux gens leur faiblesse, leur nudité. Tu sais comment t'appuyer sur eux et, quand tu as envie de le faire, tu ne fais même pas semblant d'être correct.
— Tu penses que la faiblesse est une vertu ? dit Potter d'un ton rude. Tu le penses ? Bon Dieu, mais c'est un luxe ! Un luxe que nous ne pouvons plus nous payer. Nous pouvions nous en sortir tant que nous n'étions en compétition qu'avec d'autres êtres humains, qui ont des faiblesses comme les nôtres. Mais les extra-terrestres ne sont pas des gens. Si nous parvenons à survivre au défi qu'ils représentent, nous nous connaîtrons nous-même plus intimement qu'avant. Il va falloir que nous nous critiquions impitoyablement. Nous devons abandonner les erreurs ! »
Une grimace fut sa seule réponse. Elle écrasa sa cigarette comme si elle souhaitait pouvoir écraser Potter aussi facilement. « Mais, résuma-t-il, rien de ceci n'a d'importance dans l'immédiat. Tiens, lis ce rapport et va faire tes bagages. »
La main posée sur le papier qu'il lui tendait, elle le parcourut rapidement. « Alors, tu as décidé de me déplacer ! éclata-t-elle. Tu es le salaud le plus égoïste que j'aie jamais rencontré ! Rien d'assez bon pour toi en dessous des pilotes spatiales, hein ? »
Potter eut un soupir fatigué. « Non. En dépit du fait qu'il n'y a jamais eu beaucoup d'affection entre nous, tu me manqueras et j'attendrai impatiemment ton retour. Je n'imagine pas que tu me croies mais je n'ai même pas passé dix minutes seul à seul avec Natacha et jusqu'à maintenant, elle n'a pas paru manifester d'intérêt pour aucun des hommes présents. Mais il faut que nous ayons quelqu’un de confiance dans le Territoire de Grady, et nous en avons besoin immédiatement. Puisque tu te plaignais en arrivant de perdre ton temps à des imbécillités, j’ai pensé que tu serais ravie de partir en mission. »
Elle avait lu le papier pendant qu’il parlait. Relevant les yeux, elle dit : « Je vois, tu m’envoies là-bas, parce qu’il y a une bonne chance pour que je n’en revienne pas. Je ne te gênerai plus.
— Tu n’y vas pas seule, dit Potter patiemment. Pas si tu parviens à persuader un type important de venir avec toi. Il pourra te fournir une couverture sans faille. C’est bon ? »
Elle réfléchit un moment. Finalement, elle soupira et lui tendit le papier.
« Très bien. Cet endroit me porte sur les nerfs. Et toi aussi. Ce ne serait pas une mauvaise idée de nous séparer pour quelque temps.
— Mais la mission ! dit Potter. Tu as bien lu tout ça ?
— Oui.
— Est-ce que... euh... est-ce que ça n’a pas l’air... ? » Il fit un geste de la main, comme pour attraper dans l’air le mot qui lui manquait, et termina platement : « Est-ce que ça n’a pas l’air excitant ?
— Je pense que je ne sais plus ce que veut dire ce mot », dit Gréta et elle se leva pour gagner la porte.